Crevaison

Les investisseurs épargnés par le mal de mer malgré la houle sévissant sur les marchés financiers peuvent se targuer d’avoir un solide pied marin. C’est sans conteste un atout pour garder l’équilibre durant la tempête et ne pas se laisser intimider trop rapidement par de brèves turbulences. Cela permet de de tirer parti d’opportunités à long terme et d’absorber les revers passagers avec résignation.

Graphique 1 : Évolution de l'indice mondial des actions depuis le 01.01.1991 (démarrage à 100)

 

Evolution de l'indice mondial des actions depuis le 01.01.1991 (démarrage à 100)

Mais reconnaissons-le : Pour l’heure, cette épreuve de vérité met également à mal notre patience légendaire. Le cocktail toxique d’une inflation galopante, d’absence de perspectives d’issue au conflit militaire et de perturbations des chaînes d’approvisionnement crée une incertitude telle qu’elle alimente des vagues de panique sur lesquelles les marchés financiers ballottent depuis des semaines comme de simples débris d’épave.

Un problème renforce l’autre et leur pouvoir destructeur conjugué laisse des entailles profondes sur les marchés des actions et surtout des obligations. Les marchés financiers n’ont nulle part où regarder pour trouver quelque raison de remonter la pente. D’un front ou l’autre, de mauvaises nouvelles arrivent toujours à saper le moral des investisseurs, tuant ainsi dans l’œuf toute tentative de redressement.  

Du moins pour l’instant. Les observateurs attentifs ont en effet déjà remarqué une inflexion de l’évolution des prix : l’inflation de base aux États-Unis s’est engagée sur la voie de la décrue, ce qui se traduit par un recul substantiel de l’inflation escomptée au cours des prochaines années. 

Graphique 2 : Inflation de base aux Etats-Unis, en termes de CPI et PCE, et inflation moyenne attendue à 5 ans

 

Inflation de base aux Etats-Unis, en termes de CPI et PCE, et inflation moyenne attendue à 5 ans

La tendance positive des chiffres de base est cependant éclipsée par le bond (attendu)[i] de l’indice CPI de pas moins de 8,8 % sur une base annuelle. Ce chiffre marquerait un nouveau record de ces quatre dernières décennies. Ce dérapage risque de plomber à nouveau l’humeur de nombreux observateurs et maintiendra la pression sur les marchés des actions. Une telle flambée du niveau général des prix pourrait inciter en effet la banque centrale américaine à surréagir.

En réalité, les investisseurs ont plus de mal à digérer les solutions imaginées par la banque centrale américaine pour endiguer la vague inflationniste que le dérapage des prix en tant que tel. La fébrilité des marchés financiers reste en effet principalement alimentée par les craintes d’un resserrement excessif de la politique monétaire américaine. Pour l’heure, des gouverneurs de la Fed par trop zélés font dans la surenchère de déclarations matamoresques sur le niveau du taux directeur que la banque centrale devra atteindre pour venir à bout de la spirale inflationniste. De telles déclarations sont toutefois des projectiles non guidés. Tout simplement parce que la politique monétaire n’est pas armée pour dompter des prix alimentaires et énergétiques qui dérapent en raison de tensions géopolitiques. 

Un taux directeur plus haut ne peut contrecarrer que l’inflation de base (expurgée des prix alimentaires et énergétiques). Son évolution indique que nous avons déjà parcouru un bout de chemin dans la bonne direction, mais ce n’est pas encore suffisant. Toujours est-il que l’économie américaine a déjà bien assez ralenti : ni la croissance de la masse salariale ni l’augmentation de la demande de consommation ne constitue encore la moindre menace. Et, selon toute vraisemblance, l’on apprendra sous peu que l’économie américaine se sera même contractée au premier semestre de 2022.

Ce recul n’aura cependant pas été suffisant pour le qualifier (officiellement) de récession. Pour qu’une certaine période affiche ce triste label, elle doit remplir plusieurs critères analysés par le NBER[ii]. Vu la relative solidité de l’économie américaine, côté demande, et surtout la robustesse du marché du travail, il est exclu de parler d’un recul généralisé de l’économie. Les deux trimestres écoulés ne seront donc pas affublés de l’étiquette de « récession officielle », mais tout au plus du qualificatif de « récession technique » provoquée par un facteur unique. 

Une nuance qui n’amoindrit en rien l’impact douloureux de ce contrecoup économique, surtout s’agissant des résultats d’entreprises qui ont été réalisés au cours du deuxième trimestre de cet annus horribilis. La publication de ces bénéfices d’entreprises donnera le ton sur les bourses d’actions au cours des prochaines semaines. Nous tablons sur une croissance générale, très limitée, et même sur une évolution légèrement négative des résultats des entreprises technologiques au deuxième trimestre.

En réalité, la crainte d’une véritable récession vise surtout le second semestre de 2023, lorsque le mix de prix énergétiques toujours élevés et de resserrement monétaire excessif par la Fed risque de provoquer une crise économique. La probabilité que cela arrive est estimée actuellement à 1 chance sur 3.

Entendons-nous bien, nous n’en sommes pas encore là. L’écart de taux entre les obligations d’État à 10 ans et à 1 an est encore légèrement positif. Or, chaque récession depuis la Seconde Guerre mondiale a toujours été précédée d’une différence négative entre les deux. Le prix du pétrole se stabilise et, sur le marché mondial, les prix alimentaires ont même diminué sensiblement (même s’ils semblent avoir atteint rapidement un plancher et sont déjà en train de remonter).

Jusqu’à présent, les marchés financiers n’ont guère trouvé matière à se rassurer de l’évolution favorable de l’inflation de base et de la détente des prix alimentaires et énergétiques[iii]. En Allemagne, en particulier, on reste très angoissés à l’idée de voir se couper complètement l’approvisionnement en gaz russe. Dans les dix prochains jours, le gazoduc Nord Stream 1 sera fermé pour des travaux de maintenance des turbines. La réouverture de cette ligne d’approvisionnement vitale est attendue avec angoisse, ce qui illustre cruellement la dépendance pathétique au gaz russe qui permet au Kremlin de paralyser d’un claquement de doigts une grande partie de l’économie européenne.

Mais les marchés financiers sont davantage encore sur le qui-vive par la propension à vouloir s’imposer de l’actuelle direction de la banque centrale américaine. La réaction des bourses à la publication des dernières statistiques de l’emploi en dit long à cet égard. Avant que ces chiffres ne soient connus, les marchés craignaient surtout une rechute du nombre d’emplois créés, ce qui aurait indiqué un affaiblissement accéléré de la conjoncture. Lorsque cela se produit en parallèle à une accélération de la croissance salariale,  la peur face au pire des scénarios est alimentée : une inflation galopante combinée à une stagnation de l’économie. Ce qui est aussi calamiteux qu’un pneu crevé sur la route des vacances.

Mais les derniers chiffres de l’emploi semblent se moquer des craintes de récession. Le nombre d’emplois créés aux États-Unis outrepasse largement toutes les attentes[iv] alors que la croissance salariale n’affiche qu’une modeste progression. Best of both worlds.

Les marchés d’actions[v] ont réagi tout d’abord de manière mitigée, ensuite même franchement mal à ces chiffres étonnamment bons. Et pour cause : ils sont de nature à inciter la Fed à relever ses taux encore plus rapidement et plus fortement.  Alors que les marchés anticipaient déjà avec certitude une triple hausse du taux directeur le 27 juillet, ils attribuent à présent une probabilité plus élevée à un relèvement complémentaire de même ampleur (75 points de base) en septembre et d’un demi-pour cent en novembre. Avant la publication des (excellentes) statistiques tirées du dernier rapport sur le chômage, les marchés ne tablaient « que » sur respectivement 50 et 25 points de base.  

Ici aussi, les marchés craignent que la Fed n’aille un « cran » trop loin dans son resserrement monétaire, ce qui ferait tout de même basculer l’économie en phase de contraction. Un durcissement totalement inutile, mais pas impensable : Jay Powell, le président de la banque centrale américaine, n’est pas surnommé pour rien Inspecteur Clouseau, depuis son intervention hasardeuse en 2018. L’on ne peut exclure en effet qu’il perde de vue que de telles statistiques ne reflètent que le passé. Or, déterminer la politique monétaire ne consiste pas seulement à regarder dans le rétroviseur.

Il faut donc se garder d’extrapoler sans nuance la situation actuelle, très favorable, sur le front de l’emploi. Parce qu’il existe déjà des signes d’un affaiblissement (accéléré) sur le marché de l’emploi, plus particulièrement au niveau du nombre (en baisse) d’offres d’emplois[vi].

Entre-temps, le conflit militaire semble se consolider[vii] et les signes de facilitation des transports permettent au prix du blé de baisser sensiblement et de s’établir jusqu’à son niveau d’avant l’invasion, tout comme le prix du pétrole.  Autre évolution frappante : la chute des cours des métaux. La correction baissière a surtout touché le prix du cuivre, très sensible à la conjoncture.

Graphique 3 : Evolution des prix en dollars américains du pétrole, du blé et du cuivre

 

Evolution des prix en dollars américains du pétrole, du blé et du cuivre

Sur les marchés obligataires, c’est la crainte d’une poursuite du dérapage de l’inflation, nourrie par la hausse des prix de l’énergie, qui a actionné la grande faucheuse, qui n’avait jamais été aussi meurtrière de mémoire d’homme. L’envolée des taux sur les marchés obligataires depuis le début de cette malheureuse année est inédite dans l’histoire financière de l’après-guerre, tant dans son ampleur que dans sa rapidité.

Une telle dégringolade des cours est exagérée et se corrigera, au moins partiellement, dans une phase ultérieure, mais n’oublions pas que cette remontée est partie également du plancher le plus bas connu à ce jour[viii] et ne nous amène donc encore qu’à un niveau de taux relativement bas tant du point de vue historique que par rapport à l’inflation actuelle.  Entre-temps, les taux d’intérêt à long terme se sont stabilisés parce que la probabilité d’un nouveau dérapage de l’inflation a diminué, mais surtout parce que les perspectives économiques se sont nettement dégradées.

La zone euro souffrira encore au moins jusqu’à la mi-2023 de la pression inflationniste, y compris en ce qui concerne son inflation de base. La BCE n’est pas suffisamment armée en effet pour combattre la pression des prix actuelle, dans la mesure où cette dernière est surtout alimentée par les cours de l’énergie. La forte appréciation du dollar américain exerce elle aussi une pression sur le niveau des prix. La nette remontée du billet vert par rapport à l’euro traduit le creusement du différentiel de taux entre le nouveau et le vieux continent, tant à court qu’à long terme, et à la fois en termes nominaux et réels.

L’économie européenne paraît beaucoup plus faible. La combinaison d’un resserrement monétaire plus limité, de la dépendance au gaz russe et d’une inflation attendue plus élevée diminue le taux réel dans la zone euro, ce qui donne des ailes au dollar[ix] qui a atteint ainsi la parité avec l’euro mardi un peu avant midi. Un dollar plus fort accentue cependant encore la pression sur les cryptomonnaies[x] et pèse sur les résultats des entreprises américaines exportatrices.

Graphique 4 : Evolution du cours $-€ (la ligne rouge descendante indique un renforcement du cours du billet vert)

 

Evolution du cours $-€ (la ligne rouge descendante indique un renforcement du cours du billet vert)

Lors de sa prochaine réunion, la BCE devrait réagir à cette évolution des taux d’intérêt et des cours de change en relevant son taux directeur de 25 points de base (ou même d’un demi-pour cent, ce qui ne nous étonnerait pas). Mais nous attendrons surtout de sa part une déclaration ferme sur son soutien inconditionnel des obligations d’État italiennes, espagnoles et portugaises afin de protéger la zone euro de toute attaque spéculative. 

La politique de sanctions que l’Alliance occidentale inflige à la Russie nuit surtout à sa propre économie, avec un impact disproportionné sur l’Allemagne. Lorsque le poids lourd de la zone euro subit de tels dommages, il est inévitable que les autres États membres de l’union monétaire en ressentent très vite les effets.

Le fin renard du Kremlin applique ainsi (à nouveau) le principal enseignement de sa pratique de judoka : Utilise la force et le poids de ton adversaire pour le déséquilibrer. En l’espèce, c’est la force économique et le poids industriel de l’économie allemande.  

En termes d’allocation d’actifs, le contexte actuel nous oblige toujours à sous-pondérer légèrement les actions. Les primes de risque que nous offrent actuellement les marchés d’actions sont en effet encore très chiches, compte tenu de la pression persistante sur les taux et de la dégradation attendue des résultats des entreprises au cours du trimestre à venir. Au sein de la composante actions, nous surpondérons fortement les États-Unis.

Le volet obligataire du portefeuille est encore risqué. Seules les obligations d’État et d’entreprises américaines offrent des perspectives de return positif, mais comportent évidemment un risque additionnel en raison de la forte appréciation du dollar.

Entre-temps, nous nous employons à réparer ce pneu crevé. D’abord, bien identifier l’endroit de la fuite. Ensuite, bien nettoyer autour et sécher soigneusement.  Une bonne dose de colle par-dessus. Et attendre patiemment que la colle sèche. 

 

[i] Ces chiffres seront publiés le mercredi 13-07 à 14 h 30.

[ii] National Bureau of Economic Research. Cambridge (MA), dans l’ombre du MIT et de Harvard.

[iii] Du fait de son quasi-monopole, l’approvisionnement de l’Europe en gaz reste en effet une arme stratégique dont le Kremlin peut user à sa guise pour mettre un peu plus à mal une cohésion européenne déjà précaire. D’un simple coup d’œil sur la carte, on s’aperçoit que l’occupation des territoires de l’Est et (d’une partie) du Sud de l’Ukraine (soit environ 20 % du pays) permet à la Russie d’accaparer également un quart de sa production de blé et d’orge.  

[iv] À 372 000 unités, ce nombre dépasse le consensus (265 000) et même la fourchette haute des attentes (325 000).

[v] Seul le Nasdaq a réussi in extremis à ne pas tomber dans le rouge. Avec cinq séances consécutives de performance positive, l’indice technologique paraissait même avoir entamé son redressement. Une telle série de gains ne s’était plus vue depuis novembre 2021. Ce mouvement de rattrapage a buté cependant sur la perspective d’une évolution négative des résultats des entreprises technologiques exportatrices.

[vi] Ces chiffres donnent une très bonne indication de la création de nouveaux emplois dans les six mois qui suivent. Or, ceux-ci dessinent un avenir morose, qui ne pourra que s’assombrir encore si la Fed relève excessivement son taux directeur.

[vii] La région du Donbass n’est cependant encore conquise qu’aux 2/3. Le territoire restant (non russophone) devrait rester sous pression relativement facilement si les Russes accentuent leur mouvement de tenaille depuis le nord et le sud. Un pion important sur l’échiquier international, dont on pourra jouer à la table des négociations.

[viii] En tout cas, le niveau le plus bas depuis 1273. Auparavant, l’Église interdisait l’imputation d’un taux d’intérêt. Même si… un taux de 1 % par mois était toléré.

[ix] Le cours actuel du dollar américain par rapport à l’euro dépasse la valeur que notre modèle lui confère. La différence n’est cependant pas énorme. Nous pouvons donc en conclure que le renforcement récent du billet vert est motivé par des éléments fondamentaux.

[x] Cela se traduit par une baisse de la demande de matériel informatique et de semi-conducteurs. Ce qui exerce, indirectement, une pression à la baisse sur les actions technologiques.