Hotel California

La récente déconfiture bancaire n’est pas une raison de paniquer. Moyennant des mesures adéquates, un tel dérapage doit pouvoir être maîtrisé assez rapidement. Une crise financière survient dans les pays industrialisés en moyenne tous les 12 ans1. La précédente débâcle, bien connue, remonte à 2008 et l’on avait ressenti ses effets jusqu’à la fin de 2011. Faites le calcul. Ainsi, dans une perspective historique, les turbulences de la semaine dernière ne sont pas une exception.

Pour la énième fois, la sonnette d’alarme a été tirée trop tard (ou a été délibérément ignorée ?) et s’en sont suivies, comme un exercice obligé, des paroles apaisantes sur la santé fondamentale du système bancaire. Une funeste tradition qui ne trompe jamais personne, de sorte que les autorités se voient contraintes ensuite de mettre en œuvre des mesures concrètes, dans le but de rassurer les déposants et de les dissuader de retirer massivement leur argent de leur banque (le fameux bank run). 

Comme toujours, cela consiste à décréter une garantie étendue (illimitée ?) sur les dépôts d’épargne, dans une tentative ultime de restaurer la confiance et d’empêcher la crise de s’aggraver. Aucune autre activité ne bénéficie d’ailleurs d’un tel statut préférentiel. 

Le fait est qu’il faut admettre en toute honnêteté qu’un secteur comme celui-là repose entièrement sur la présomption d’une confiance inébranlable dans les institutions bancaires, les réglementations en vigueur et l’autorité de contrôle. Mais permettez-nous de résumer la situation de manière un peu plus imagée en citant les mots du poète Jorge Luis Borges : « Rien n’est construit sur la pierre, tout repose sur du sable, mais il est de notre devoir de construire sur le sable comme si c’était de la pierre. 2 » 

Après la chute vertigineuse de 2008, les autorités avaient pris des mesures destinées à renforcer les fonds propres des banques et à réduire l’impact des leviers financiers. Ce dispositif s’est toutefois révélé inefficace, car le relèvement du ratio des fonds propres par rapport aux investissements engagés, qui est passé d’un famélique 2 % à 4 % (tout aussi maigre), ne renforce guère la digue en cas de tempête bancaire. 

De fait, en période tumultueuse (comme aujourd’hui), il est impossible d’estimer les pertes des banques spéculatives avec une marge d’erreur inférieure à 10 %, de sorte qu’un volant de fonds propres de 4 % risque d’être épuisé aussi rapidement qu’auparavant en cas de déraillement du système financier. Ce processus s’accélère lorsque la banque centrale retire massivement et brutalement des liquidités du système financier, fait exploser de manière irresponsable les taux d’intérêt à long terme et pousse simultanément les taux d’intérêt à court terme toujours plus haut pour ralentir la spirale inflationniste. 

Mais, alors que ces hausses de taux d’intérêt se sont révélées peu efficaces dans la lutte contre l’inflation (des coûts) croissante, elles ont créé un double problème dans le secteur bancaire. D’une part, la hausse des taux longs a entraîné de lourdes dépréciations de leurs positions obligataires. Dans un ordre de grandeur inédit depuis la Seconde Guerre mondiale. Une autorité de contrôle doit raisonnablement supposer que ce risque de taux d’intérêt ne sera jamais entièrement couvert et exercer dès lors une surveillance renforcée durant cette période. 

Graphique 1 : taux d’intérêt à 10 ans (obligations d’État aux États-Unis et dans la zone euro)

Taux d’intérêt à 10 ans (obligations d’État aux États-Unis et dans la zone euro)

Par ailleurs, la hausse des taux d’intérêt à court terme a exercé une pression sans précédent sur les dépôts d’épargne, dont la rémunération a suivi (trop) tardivement le mouvement de taux à la hausse. En quête d’un meilleur rendement, des centaines de milliards de dollars d’épargne ont afflué vers les fonds du marché monétaire (principalement) aux États-Unis en l’espace de quelques mois.

Ce mouvement de retrait a créé la stupeur au sein des banques à la réputation déjà entachée par leurs pertes de crédit croissantes ou l’accumulation de pertes opérationnelles. Et pour cause : elles ne pouvaient plus se financer sur le marché interbancaire, ou très peu, alors que les dépôts de leurs clients fondaient comme neige au soleil. Résultat : elles ont dû vendre leurs positions supposées sûres en obligations d’État et les pertes sur les cours accumulées ont, contre toute attente, été réalisées.

Leur assise en capital s’est ainsi effondrée à vue d’œil, déclenchant une panique bancaire à l’ancienne. Ce bank run a ciblé les banques, d’une part, qui ont enregistré récemment les plus lourdes pertes de crédit et d’exploitation. Et, d’autre part, celles dont la forte dépendance à l’égard des dépôts d’épargne non assurés3 s’est combinée de manière fatale aux lourdes réductions de valeur sur les obligations d’État, dont le risque de taux d’intérêt n’était pas entièrement couvert. Le fait que SVB, Signature bank et ensuite First Republic Bank aient été prises dans la tourmente n’est certainement pas une coïncidence, comme le montre une étude récente4. 

Là où cela devient effrayant, c’est que bon nombre de banques régionales se trouvent encore dans cette zone de danger. La Fed ferait donc bien d’arrêter sans délai sa folle ascension des taux pour éviter une extension généralisée du problème bancaire.

Il n’est guère difficile de mettre fin à une telle escalade pour autant que l’on intervienne à temps. Il suffit de fournir au système financier d’abondantes liquidités. Une recette ancestrale qui est aussi facile à dire qu’à faire et qui fonctionne efficacement. Seulement, cela va à l’encontre de la politique monétaire actuelle de la banque centrale.

Entre-temps, le rachat contrôlé de Silicon Valley Bank par un concurrent direct semble avoir apaisé les marchés financiers.

En Europe, la crise bancaire (pour l’instant limitée) suit des schémas similaires. Le danger ambulant Credit Suisse a réussi à accumuler des milliards de pertes au cours des dernières années, en combinant une base de capital très affaiblie et une base de dépôts fragile. La situation semble actuellement se calmer, vu la stabilisation des spreads des CDS5 sur les banques européennes. Partageant certaines faiblesses Credit Suisse, la Deutsche Bank est désormais dans le collimateur des marchés.

Graphique 2 : CDS (5 ans) pour Deutsche Bank, UBS, Credit Suisse, BNP Paribas et la moyenne pour les banques européennes. 

CDS (5 ans) pour Deutsche Bank, UBS, Credit Suisse, BNP Paribas et la moyenne pour les banques européennes.

En forçant une banque (probablement) saine comme UBS à se marier avec une banque toxique comme Credit Suisse, les autorités n’ont fait que reporter le problème. Les marchés financiers continueront donc à observer cette évolution avec méfiance dans la mesure où un tel travail bâclé ne peut offrir qu’un répit de courte durée. Le mythe de la stabilité financière de la Suisse en est plus qu’écorné.

La cause première de toute cette misère est la politique de taux d’intérêt excessivement zélée des banques centrales des États-Unis et de la zone euro. Cette politique monétaire à la sulfateuse n’a d’ailleurs que peu d’effet sur les indicateurs d’inflation, qui suivent leur propre chemin. Une voie tracée par le recul des prix des matières premières, des denrées alimentaires et de l’énergie. 

C’est particulièrement évident dans l’évolution des prix de gros, où la spirale des prix, même engagée sur une trajectoire accidentée, s’essouffle indubitablement. L’ajustement des prix de détail aux réalités des marchés internationaux des matières premières et de l’énergie se passe cependant avec une extrême lenteur, comme cela a toujours été le cas dans le passé.

Graphique 3 : évolution des prix de plusieurs matières premières et de l’énergie

Évolution des prix de plusieurs matières premières et de l’énergie

Les taux directeurs de la BCE et de la Fed sont des instruments grossiers et brutaux, qui n’ont un (certain) impact que lorsque la vague d’inflation est déclenchée par une croissance économique en plein boom ce qui, à son tour, entraîne des tensions sur les marchés du travail. Dans tout autre contexte, cette politique ne fait que gaspiller des ressources qui pourraient être utilisées à bon escient à un autre moment.

La vague d’inflation actuelle est en effet due principalement à une flambée des coûts, dont le pic est d’ailleurs déjà derrière nous depuis plusieurs mois. Les hausses de taux d’intérêt n’ont aucune prise sur ce phénomène. Au contraire, elles entraînent une hausse des coûts de financement, qui se répercute en fin de compte à la caisse des magasins ou sur les loyers, boostant ainsi le dérapage des prix.

Les tensions actuelles sur le marché du travail servent de prétexte à un relèvement toujours plus haut des taux d’intérêt directeurs, alors que ces pénuries de main-d’œuvre ne découlent pas d’une reprise de la croissance économique, mais plutôt d’un changement démographique singulier : le départ à la retraite de la génération du baby-boom (avec un pic de natalité autour de 1960) qui n’est pas suffisamment absorbé par les nouveaux arrivants. Vers la fin de cette décennie, cette tendance s’inversera d’ailleurs spontanément et les chiffres du chômage reprendront de la hauteur.

La politique en matière de taux d’intérêt n’a donc que peu ou pas d’effet sur l’inflation, mais a un impact très néfaste sur l’activité économique future. La politique des banques centrales compromet ainsi la stabilité financière et menace même de déclencher une crise systémique.

Entre-temps, la BCE et la Fed poursuivent leurs hausses de taux. Mais les sommets semblent (enfin) en vue. Après avoir annoncé une augmentation de 25 points de base à la suite de la dernière réunion du FOMC le 22 mars, le président de la Fed adopte désormais un langage plus modéré. Non pas parce qu’il reconnaît ou admet à présent que le relèvement des taux directeurs n’a aucune incidence sur l’évolution des prix et ne refroidit pas le marché du travail. Mais plutôt parce qu’une telle politique commence à menacer sérieusement les équilibres financiers.

Les moins-values accumulées dans les bilans bancaires risquent en effet d’éroder à grande vitesse les réserves de capital de certains établissements financiers s’ils se voient effectivement contraints de vendre leurs obligations souveraines et d’acter ainsi des pertes massives. Tout cela peut être évité très facilement, pourvu qu’une politique adéquate soit mise en œuvre…

Entre-temps, le scénario des taux d’intérêt futurs a cependant déjà été ajusté en profondeur. Au diable la vision apocalyptique de l’avenir, qui aurait vu des taux d’intérêt à court terme relevés à un niveau si élevé qu’ils auraient provoqué un profond malaise économique et un nouveau chaos sur les marchés financiers. Pour l’heure, la probabilité d’un bond supplémentaire d’un quart de pour cent le 5 mai n’est plus « que » de 50 %. Les marchés des swaps indiquent même une probabilité accrue de baisse des taux d’intérêt à partir de (la fin de) l’automne 2023. Nous nous réjouissons évidemment de cette orientation, mais ce scénario semble encore un peu prématuré et pourrait rapidement s’inverser.

Toujours est-il que cette perspective de baisse des taux d’intérêt n’est encore nullement anticipée dans la zone euro, où une nouvelle hausse de 25 points de base est même attendue au cours des trois prochains mois. Ce n’est certainement pas une catastrophe, du moins si elle marque la fin de cette politique démentielle de hausse des taux. 

Le plus frappant dans la crise actuelle est que le secteur financier réussisse encore à masquer des vulnérabilités pour lesquelles tous les outils de détection sont déjà en place depuis le début des années 19806. Le calcul de la valeur nette d’une banque et une simulation de l’évolution de sa solvabilité basée sur le duration gap 7 permettent de distinguer les banques robustes des banques fragiles, sur la base de la différence d’évaluation par le marché des actifs et des passifs d’une banque. Des hausses brutales et imprévues des taux d’intérêt peuvent rapidement faire disparaître la valeur nette d’une banque en raison de dépréciations croissantes sur les obligations (d’État), qui n’apparaissent pas immédiatement dans les chiffres des bénéfices déclarés.

Dans les années 1980, cela avait conduit à un affaiblissement désastreux de la solvabilité des caisses d’épargne américaines. Des années durant, les positions obligataires déficitaires avaient été systématiquement transférées dans une rubrique comptable qui ne nécessitait pas leur enregistrement à leur valeur de marché réelle, ce qui permettait ainsi de ne pas acter des pertes sur les cours. Mais ce n’est pas parce que vous ne rapportez pas une réduction de valeur qu’elle disparaît comme par enchantement. Elle continue à hanter les circuits d’un système fermé. Quels que soient vos efforts et la durée pendant laquelle vous ignorez ou masquez le problème, vous n’arriverez pas à vous en débarrasser. Vous ne faites tout au plus que réserver une autre chambre dans le même hôtel.

Hotel California. Eagles8 l’avait bien compris à l’époque. You can check out, but you can never leave.

 1 Kindleberger, Charles P. (Première édition en 1978) « Manias, Panics, and Crashes ».

 2 Nada se construye sobre la piedra, todo sobre la arena, pero nuestro deber es construir como si fuera piedra la arena. Fragmentos de un evangelio apócrifo

 3 Les dépôts d’épargne sont les plus vulnérables, car ils ne sont pas couverts par la garantie des dépôts du gouvernement. Ce sont ces dépôts qui s’évanouissent en premier lieu.

 4 Monetary Tightening and U.S. Bank Fragility in 2023: Mark-to-Market Losses and Uninsured Depositor Runs?  March 13, 2023, Erica Jiang, Gregor Matvos, Tomasz Piskorski, and Amit Seru.

 5 Credit default swaps : C’est la prime d’assurance à payer pour couvrir le risque de crédit d’une banque.

 6 Ce n’est évidemment pas une coïncidence : en 1981, les taux directeurs avaient été relevés à (presque) 20 %, dans une vaine tentative de damer le pion à l’inflation. À l’époque, cette politique avait également provoqué de graves problèmes dans le secteur bancaire, ce qui avait finalement conduit à la crise des caisses d’épargne aux États-Unis. Cela avait coûté 300 milliards de dollars pour résoudre le problème. C’est (beaucoup) plus que ce qu’il en aurait coûté pour éteindre à temps la crise de 2008 et éviter qu’elle ne débouche sur la débâcle que nous avons connue.

 7 Le duration gap est une méthode très simple qui consiste à calculer l’échéance moyenne des actifs et des passifs. Sur cette base, il est possible de faire une bonne estimation de la valeur d’une banque lorsque les taux d’intérêt augmentent. Cet instrument fournit des informations précieuses, certainement en cas de fluctuations importantes des taux d’intérêt.

 8 Ne dites jamais The Eagles, pour éviter des courriers haineux (ou pire encore) de leur fan-club.